Jean Guillemin, la mémoire d’une banque coopérative
Au moment d’inaugurer le tout nouveau portail d’archives numérisées de la Fondation Maison de Salins, nous avons le plaisir de recevoir un historien dont les travaux comptent pour beaucoup dans la recherche actuelle sur le monde coopératif. Il s’agit de Jean Guillemin, qui vient de publier aux éditions Presses universitaires François Rabelais "Le Crédit agricole en Bourgogne : Une mutuelle paysanne 1896-1975".
Très actif dans la constitution de nouvelles archives orales qui seront la mémoire des générations futures, cet ancien cadre dirigeant du Crédit agricole nous fait entrer dans les coulisses de son travail d’historien. Par l’interview qu’il nous accorde, il partage également sa vision du modèle coopératif en regard de son histoire, de son actualité et des perspectives qu’il offre face aux défis de demain.
Pouvez-vous en quelques mots nous présenter votre parcours professionnel et universitaire ?
Une fois sorti de l’école supérieure de commerce de Dijon et doté d’une licence d’économie, j’entre au Crédit agricole du Loiret en 1971. Là, j’assume successivement des responsabilités dans le secteur du crédit puis en agences. C’est ensuite à Amiens que j’exerce la fonction de secrétaire général de la Fédération des Caisses de Picardie, avant de prendre la direction du réseau des Caisses de la Somme, à la fin des années 1980. Les Vosges m’accueillent finalement comme directeur général adjoint, poste que je conserve jusque dans les années 2000, après la fusion avec la Caisse d’Alsace.
A la retraite depuis une quinzaine d’années, j’ai décidé de consacrer mon temps libre à ma passion pour l’histoire. J’ai donc repris le chemin de l’université ! Aux côtés de jeunes bacheliers, j’ai suivi le cursus Licence, Master, puis Doctorat en Histoire contemporaine à l’université Lyon 2. C’est la réunion des connaissances acquises à l’université et au Crédit agricole qui m’a permis de préparer ma thèse de doctorat portant sur l’histoire du Crédit agricole de la Côte-d’Or de sa création à 1975.
Aujourd’hui, vous contribuez à la constitution de nouvelles archives du Crédit agricole, pouvez-vous nous en dire plus ?
Avec quelques anciens collègues membres de l’ACRDCA (Association des cadres retraités dirigeants du Crédit agricole) et en relation étroite avec la Fondation Maison de Salins et Crédit Agricole SA, nous constituons en effet des archives orales à partir d’entretiens avec d’anciens cadres de direction du groupe.
Dans le cadre de mes propres recherches, je réalise des entretiens et je vois à quel point ils donnent de la vie, du volume aux sources écrites. L’enregistrement des interviews que nous menons avec l’ACRDCA vise donc à collecter la vision d’hommes et de femmes sur leur historique de carrière, leur expérience dans le réseau, les choix stratégiques auxquels ils ont été confrontés, la manière dont ils ont vécu l’arrivée de l’informatique ou la fusion de caisses par exemple. Par le biais d’anecdotes ou par le récit d’expériences individuelles, ils dessinent des histoires locales très riches.
Ces archives orales nécessitent temps et patience pour les constituer, les traiter, les conserver. Il s’agit également de gérer les autorisations des personnes interrogées, mais elles seront à terme utilisables par les services du Crédit agricole et les chercheurs en histoire des entreprises.
Vous avez récemment publié « Le Crédit agricole en Bourgogne : Une mutuelle paysanne 1896-1975 » aux éditions Presses universitaires François Rabelais. Pouvez-vous nous synthétiser son propos ?
Les caisses de Crédit agricole ont été créées, pour la plupart, à la charnière des XIXe et XXe siècles. Le financement des petits paysans avait jusque-là été un échec par manque de proximité et de connaissance des emprunteurs. Le modèle mutualiste, très local, est adopté parce que sa solidarité et la connaissance de la situation de chacun offrent une sécurité suffisante. Ces organisations se développent et prospèrent en s’ouvrant ensuite progressivement à tous les publics à partir notamment des années 1960 et 1970, tout en conservant leur caractère si particulier.
Ce parcours, marqué par une grande adaptation, n’est pas forcément facile. Je cherche à montrer qu’une entreprise qui respecte les caractères propres au mutualisme progresse sur le long terme ; dans le cas inverse, elle se fragilise.
Ces caractères, au nombre de huit, peuvent être présentés de la façon suivante : afin de réaliser l’insertion des individus dans le corps social, un certain nombre de ceux-ci se réunissent avec un intérêt commun pour un engagement durable, en respectant le principe un homme une voix, ce qui impose que tous soient formés et informés. Ils recherchent un juste prix pour leurs membres plus qu’un profit, il faut donc une bonne gestion. Ouverts sur l’extérieur ils doivent veiller à l’autonomie de leur organisation.
En se basant sur votre approche historique de la fondation du Crédit agricole en Bourgogne, quelles sont les caractéristiques dominantes du modèle coopératif bancaire ? Qu'a-t-il apporté au monde agricole ? Et de manière plus générale quelles sont ses forces et ses faiblesses ?
Les huit caractères que je viens d’évoquer s’appliquent à toutes les entreprises coopératives. Pour le secteur bancaire, il est clair que l’autonomie est essentielle afin d’éviter que les choix, en particulier sur le crédit, soient influencés par des considérations (politiques, amicales, d’intérêt, etc.) non conformes à l’objet de l’entreprise.
La souplesse et la proximité du système mutualiste ont permis aux petites exploitations de surmonter des moments difficiles – le phylloxera et ses conséquences sur les vignes par exemple, ainsi que la crise des années 1930 – puis de se moderniser au cours des années 1950 à 1970.
Les banques ne font pas les systèmes économiques, c’est au marché et au pouvoir politique d’en fixer le cadre ; en revanche, les banques accompagnent et peuvent s’adapter à chaque situation, et c’est vraiment là que la structure mutualiste joue un rôle. Fondé sur la conviction que chaque individu, chaque cas, mérite respect et attention, il offre une capacité remarquable de mobilisation de ses acteurs avec une vision de longue période.
Sa faiblesse (mais en est-ce une !?) est justement de privilégier la longue période ; elle exige de résister aux impatients et aux modes. Cette approche n’exclut toutefois pas la réactivité et l’innovation, ce que montre l’histoire du Crédit agricole qui a su, contrairement aux autres banques, ouvrir des comptes de façon massive dans les années 1970, automatiser ses traitements, installer un réseau dense de distributeurs de billets et négocier les accords carte bancaire. Plus proche de nous, le développement de l’assurance dommages a été une réussite en substituant à la méfiance une relation de confiance avec l’assuré victime d’un sinistre.
L’entreprise mutualiste peut donc agir rapidement et de manière innovante, mais se doit de le faire de façon réfléchie, en respectant les principes de vision à long terme et d’une gestion juste vis-à-vis des sociétaires. Car bien que le Crédit agricole soit coté en bourse, ses principaux actionnaires sont les Caisses régionales dont les représentants sont élus par les clients sociétaires. La pyramide mutualiste du Crédit agricole est donc un organe performant pour garantir l’indépendance et le bon fonctionnement de l’établissement.
Pour mieux comprendre votre démarche scientifique, sur quel type de documentation avez-vous basé vos recherches ?
Il y a quelques ouvrages essentiels mais les plus remarquables sont ceux d’André Gueslin sur le Crédit agricole et sur la démarche mutualiste. Je pense notamment à son livre en deux volumes Histoire des crédits agricoles, aux éditions Economica (1984).
Pour les sources, les procès-verbaux des conseils d’administration et des assemblées générales de la Caisse de la Côte-d’Or et de certaines caisses locales ont été très importants. Les comptes rendus de congrès de la Fédération nationale du Crédit agricole ainsi que ceux de la Confédération nationale de la mutualité, de la coopération et du crédit agricoles ont permis de comprendre le cadre général des mouvements de l’ensemble des organisations en lien avec l’agriculture.
Les éléments rassemblés aux archives départementales m’ont aussi beaucoup aidé. Ce sont par exemple des rapports d’inspection et des statistiques de la Banque de France, des notes émanant de la préfecture ainsi que des dossiers des syndicats agricoles et des organismes coopératifs et mutualistes. Quelques entretiens complémentaires ont ajouté une sorte de vie à mes lectures.
Selon vous, le modèle coopératif a-t-il toujours sa place dans notre monde où règne la concurrence, face aux défis sociaux, économiques et écologiques de demain ? En d'autres termes, est-il dépassé ou représente-il l'avenir ?
Le modèle coopératif est, me semble-t-il, parfaitement adapté aux défis que nous devons relever. Les principales banques de détail françaises sont des coopératives ce qui montre qu’elles savent très bien se mouvoir dans un milieu concurrentiel.
Mais au-delà, dans un monde qui nécessite à la fois puissance et proximité, où les intervenants dans l’entreprise et l’ensemble de la société exigent plus de sens, où les contraintes écologiques imposent une démarche durable, où chacun veut savoir, comprendre et être acteur, le modèle coopératif et mutualiste semble vraiment très bien adapté.
Interview réalisée en décembre 2019.